lundi 16 mars 2015

The Leftovers (Tom Perrotta, Damon Lindelof, 2014)



Dans la série The Leftovers, 2% de la population disparaît, comme ça, de manière absurde. Dans la première séquence du premier épisode, la disparition se fait hors-champ, quand les personnages ont le dos tourné. La disparition est elle-même invisible, irreprésentable, comme si, hors de vue de la caméra, l'existence se dissout. Après la séquence d'introduction, la série nous projette 3 ans plus tard (le même temps qui nous sépare de la publication du dernier article sur ce blog...). Le chef de la police de la petite ville fictive de Mapleton, interprété par le génial Justin Theroux, tente de gérer les habitants de la ville, tous traumatisés par cet événement impossible, surnommé le ravissement. 

L'intelligence de la série, c'est de ne pas se focaliser sur les disparus mais sur les restants. À ce titre, The Leftovers serait le contrechamp de Lost (sous-titré en français Les Disparus), dont Damon Lindelof a été co-scénariste et producteur. Le titre de la série, tirée d'un roman éponyme, le dit bien. The Leftovers, cela signifie "les restes". C'est bien là l'erreur, il me semble, de la traduction française du roman, Les Disparus de Mapleton, comme si les disparus étaient le sujet. Non. 
Autre grande force de la série : ne pas chercher à expliquer le mystère, mais à faire avec, en se focalisant sur ceux qui n'ont pas disparu donc, et comment ils tentent de "survivre" à cette absurdité. Deuil impossible, résignation, autodestruction, fuite sont autant de possibilités. La série témoigne bien d'une nation traumatisé (rappelons que les images des attentats du World Trade Center, acte fondateur d'une nouvelle ère américaine, ont pudiquement évité toutes images de victimes et de cadavres américains, comme si ceux-ci n'existaient pas) que d'une époque absurde dans sa logique politique, économique et sociale.

Mais si les disparus ne sont pas le sujet de la série, ils en sont la hantise permanente. Et cela se traduit par une mise en scène qui joue sur la profondeur de champ. Souvent, la profondeur de champ est très courte, caractéristique d'une mise en scène contemporaine. Cela se traduit par une zone de netteté entre la caméra et le sujet très courte également et un flou très prononcé. Cependant, ici, cela semble créer du sens. Les survivants, dont certains se font appelés les guilty remnants (que l'on pourrait traduire par les restes coupables), apparaissent comme des fantômes quand ils surgissent du fond de l'image, formes floues qui se matérialisent en se rapprochant de la caméra ou fantômes en devenir quand ils s'en éloignent. Le survivant n'est jamais un survivant indemne. Il porte en lui la catastrophe et la culpabilité d'avoir survécu. Dans la série, parfois (souvent), le sujet de l'image, son visage, est partiellement flou, ou encore les personnages ont du mal à cohabiter dans la netteté tellement la profondeur de champ est faible. De plus, ce rétrécissement de la zone de perception rend la vision parfois inconfortable. La zone de sécurité procurée par la visibilité, s'amenuise. Le monde apparaît rapidement incertain, flou, en proie lui-même à la disparition, comme quand on ferme les yeux en s'endormant tout doucement (d'ailleurs, le héros est somnambule et demande très sérieusement dans un épisode s'il est bien réveillé).
Avec ce flou envahissant, la frontière du réel, logique et rassurant, se rapproche de la caméra, et donc du spectateur. Au-delà, l'incertitude.

kc

jeudi 17 mai 2012

[Chronique Bluray] Harakiri de Masaki Kobayashi : Casser les lignes droites











 “Le code d'honneur du samouraï n'est qu'une brillante façade”
– Tsugomo

Synopsis : Au XVIIe siècle au Japon, Tsugomo, un ronin – un samouraï sans travail qui ici a tout d'un revenant –, vient frapper à la porte de la résidence du clan Li pour demander la permission d'y accomplir le rituel du Harakiri. Pour l'en dissuader, l'intendant du clan lui raconte l'histoire d'un autre ronin venu accomplir ce rituel quelques jours auparavant, l'histoire de Motome Chijiwa.

Réalisé en 1962, Harakiri est un film d'un cinéaste qui s'attaque au rapport de l'individu aux institutions et à la hiérarchie. Masaki Kobayashi, auteur de la saga fleuve La Condition humaine, y détruit le mythe du Japon féodal en opposant l'honneur à la morale, c'est-à-dire l'histoire générale et son récit (les plans du livre qui ouvrent et ferment le film, ce qui restera dans l'histoire) à l'histoire individuelle (celle qui n'apparaît pas dans les livres et tombe dans l'oubli). Les personnages, que ce soient les pauvres samouraïs ou les membres du clan, sont pris au piège dans la pesanteur des institutions moyenâgeuses. Et dans le cinéma de Kobayashi, c'est une question de forme : dans l'image, Kobayashi utilise magnifiquement l'architecture de la résidence du clan, faite de lignes droites et d'angles droits (il n'y a pas de diagonales, le héros ne peut prendre la tangente). Une structure qui prend au piège, cloisonne les personnages dans des cadres à l'intérieur de cadres, tout cela constitué par les murs, les poutres, les lances, le damier, etc. Cette pesanteur de ce système féodal (qui est aussi une critique du Japon des années 60) est accentuée par la posture des personnages, véritables statues agenouillées, inamovibles durant tout le film, comme empêtrés dans l'horreur pendant que Tsugomo raconte à son tour son histoire d'une voix monotone. Et tout le combat du pauvre Tsugomo sera de retourner les lignes contre le clan (d'ailleurs, contre les lignes droites du château, il y a la circularité des parapluies que fabrique le ronin dans les flashbacks), de sortir du cadre et de faire éclater les lignes (voir l'image qui illustre cette chronique), de trouver des points de fuite.
La vague de violence qui vient perturber cette pesanteur presque insupportable de la résidence du clan à la fin du film est de fait une une violence bienfaitrice. Une violence que la construction du film fait monter en puissance en ne mettant en scène que des personnages conteurs et auditeurs. Cette violence remet ce monde étouffant en mouvement et colorie les murs d'un rouge sang des plus vivants (en cela, il est très proche de certains westerns de Sam Peckinpah comme La Horde sauvage). La tache de sang déborde les lignes et s'affranchit des tracés. Cette violence laisse des traces pour un moment, l'histoire de Chijiwa et de Tsugomo reste ainsi inscrite dans l'immuabilité de la résidence du clan avant que l'histoire avec un grand “H” ne reprenne son cours.

Le film édité en Bluray et DVD par Carlotta bénéficie d'un transfert qui fait honneur au scope noir et blanc du film. Le film est accompagné d'un court documentaire sur la hiérarchie et les rites du Japon de l'ère Tokugawa ainsi que d'un entretien avec Christophe Gans. Les deux vidéos sont plutôt utiles en ce que le premier permet de mieux cerner les enjeux de l'époque où se situe le film tandis que dans le deuxième, Christophe Gans situe bien le film dans son contexte de production. Enfin, une bande annonce termine de compléter cette édition.
Disponible en édition collector Bluray et DVD le 9 mai 2012

vendredi 27 janvier 2012

[Chronique DVD] Talk Radio d’Oliver Stone

« Bad to the bone »

Oliver Stone réalise Talk Radio (sorti en France sous le nom de Conversations nocturnes) en 1988 après Wall Street et avant Né un 4 juillet. Le film raconte l’histoire de Barry Champlain (interprété par Éric Bogosian), un animateur radio qui toutes les nuits donne la parole à l’inconscient de la ville de Dallas, un refoulement qui « s’incarne » dans des appels délirants, entre pulsions de mort, et de sexe, de haine, de peur et parfois, un peu d’humour et d’amour. Champlain, tel un chef d’orchestre, essaie de gérer ces flux (décharges) : la mise en scène et le jeu d’acteur de Bogosian, (qui vient de la scène new-yorkaise), sa gestuelle, font de Champlain un corps qui absorbe l’énergie négative de Dallas et la transforme en ballet incroyable (il faut saluer ici le jeu de Bogosian, envouté). Enfermé, isolé dans sa bulle du studio de KGAB, le corps de Champlain à travers la station de radio est le lieu de toutes les rencontres. Véritable scène de tragédie, Champlain éructe, bave, lève les bras, tourne autour de sa console au milieu de sa scène. La caméra ne cesse d’être en mouvement. Surtout, les bribes de micro-histoires qui traversent le film, sont des amorces qui ne prennent jamais, en tout cas n’amènent jamais à une conclusion et repartent dans l'anonymat et le noir (sauf une). Virevoltant, Champlain circule, surfe d’une histoire à une autre, en raccrochant au nez des auditeurs, en coupant ou en donnant la parole. Le ballet trouve son apothéose dans un plan séquence magnifique où Bogosian se livre à ses auditeurs : la caméra, la console et Champlain, tous les trois liés en une seule « machine » tournent sur eux-mêmes dans un panoramique à 360°, où plutôt le monde tourne autour des trois, dans un vertige irréparable (puisque dans l’image, c’est le décor qui bouge). Car c’est là la tragédie, Champlain, en donnant la plus grande liberté de parole, accomplit un chemin de croix où il terminera « crucifié » par les siens.

Champlain, tel Alan Berg (dont l’histoire s’inspire en partie) ou Howard Stern un peu aussi, incarne une liberté de parole totale, qui libère aussi de la violence. Liberté, vulgarité et violence sont inextricables semble nous dire Stone dans son film, on est bien loin de la trinité Bien/Liberté/Paix. De fait, Champlain se perd dans cette spirale (encore le plan du ballet mécanique à 360°) où le jugement moral devient difficile : c'est par exemple le cas avec l'impressionnant « appel à l'aide » d'un possible violeur contre ses pulsions à un moment, ou encore quand Champlain se retourne contre une auditrice qui lui tend la main. Champlain cultive la colère (une séquence où on le voit se faire chahuter lors d’une manifestation publique), il se perd dedans. La liberté d’expression permet la régurgitation du mal à travers les mots (et le combiné par extension) dans laquelle Champlain semble se complaire mais aussi s’empêtrer. « Je ne veux plus vous entendre. Arrêtez de parler. Allez-vous en !» dit-il à l’antenne, comme on dit à des fantômes ou à des voix dans la tête. C’est d’ailleurs tel un fantôme qu’il errera à la fin du film, dans les ondes radio traversant Dallas, évoqués dans les mauvais souvenirs des voix low-fi téléphoniques.

La mise en scène est loin de l’Oliver Stone que l’on connaît, celle du collage iconoclaste (ou iconodule, on ne sait) qu’il maîtrise si bien. Ici, les plans sont longs. Le film est construit comme une pièce de théâtre en intérieur, avec quelques excursions dehors. Les personnages sont isolés dans des pièces insonorisées, vus à travers une multitude de vitres (Stone en parle bien dans l’interview du DVD) La bande-son, très bien mixée, laisse la place aux mots, aux timbres des voix légèrement déformées par le téléphone, en laissant de côté la musique. Il se dégage du film une légère atmosphère de film noir (la majorité du film se déroule la nuit) qui évoque encore là le surgissement de l’inconscient (le film se pare de certains caractères expressionnisants). Talk Radio est un des films les moins connus d’Oliver Stone, il est pourtant une de ses réussites les plus flagrantes

Le film, édité par Carlotta, bénéficie d’une très belle copie qui rend hommage à la photographie du film. La bande-son est parfaitement calibrée et reproduite dans sa subtilité. Notons un détail qui montre le souci de qualité de l’éditeur et la cohérence du DVD : le menu, laisse défiler, au lieu de la musique, la voix envoûtante de Champlain dans une grande boucle comme si on écoutait une émission en live. En bonus, une interview assez passionnante d’Oliver Stone à propos de la création du film.

mardi 6 septembre 2011

[Chronique DVD] Prime Cut de Michael Ritchie : Classicisme, réalisme et surréalisme


Synopsis : À Chicago, Devlin (Lee Marvin), un homme de main réputé, est chargé de récupérer 500 000$ des mains de Mary Ann (Gene Hackman), qui dirige un abattoir au fin fond du Kansas. Dans cet univers rural, entre la graisse, la viande et le sang, Mary Ann a développé un commerce étonnant où le bétail prend la forme de jeunes filles nues et droguées.

La scène d’ouverture, celle du générique, résume parfaitement l’ambivalence magnifique du film : dans un style documentaire qui décrit les chaines de productions de l’abattoir – où l’on voit comment l’animal est réduit en steak haché –un bout de fesses humaines apparaît sur la chaine de découpe. La séquence se pare déjà d'un aspect surréaliste où le corps humain est réduit en saucisse à hot-dog.
À la fois caustique et sérieux, Prime Cut, réalisé en 1972, jongle avec les "genres" : du film noir classique (la posture melvilienne de Lee Marvin) au style réaliste quasi-documentaire (la description de l’abattoir, la séquence de la foire) inaugural préfigurant celui de Massacre à la tronçonneuse, le film évoque aussi donc un certain surréalisme buñuelien : il y a la séquence d’ouverture bien sûr, mais aussi la foire aux bestiaux où les bœufs sont remplacés par des femmes nues ou encore la séquence du diner entre Devlin et Poppy (Sissy Spacek) où celle-ci porte une robe verte transparente en plein restaurant chic. De part ce mélange des styles, le film est un de ces chainons manquant entre le cinéma classique et le nouvel Hollywood.

Le cinéma classique c’est, dans le film, le héros, Lee Marvin : quasi-muet, ne parlant qu’en punch-lines efficaces, il incarne un héros qui maîtrise ses émotions, un gangster mais avec un code d’honneur, et est tout à fait professionnel. On pense immédiatement à la version des Tueurs de Siegel. Le voir interagir dans ce milieu réaliste (la fête foraine notamment, en pleine lumière naturel, filmé avec une caméra portée), ça évoque l’astronaute de 2001 qui à la fin du film découvre un nouvel univers, un nouvel environnement, où il faut tâtonner pour se repérer. En plein beauferie du Middle West, entre les tartes, les steak, les poulets rôtis et la purée, les fanions au couleurs du drapeau et la fanfare qui joue faux, Marvin garde une prestance d’un autre temps (qui fait d’ailleurs craquer la jeune Sissy Spacek).

Du nouvel Hollywood, c’est l’environnement, le décor, et comment celui-ci est filmé. Ici aussi, d’ailleurs, le film fait un grand écart, dans la thématique et le style qui évoque tout à la fois Deliverance de Boorman (réalisé la même année) que Les Moissons du ciel de Malick. Il y a d’un côté le sublime des décors du Middle West (les panoramiques sur les champs de blé, l’orage incroyable qui conduit la voiture de Devlin vers la ferme de Mary Ann) que le réalisateur prend le temps de filmer, et de l’autre l’inquiétante étrangeté du centre des États-Unis, qui cache un monstre : La nourriture omniprésente, les doigts pleins de gras, la viande, le jus, les tartes, la chair des visages rougeotte et moite, tous ça est filmé comme une horreur en plein jour. À ce titre, le film est presque plus ambigu que celui de Boorman en ce que les bouseux ne sont pas à la marge de l’image, cachés dans la forêt, mais au centre et à la lumière. Ce sont aussi les spectateurs et habitants : lors de la séquence de la foire, ces derniers assistent à un concours de tir à la dinde. Quand Devlin et Poppy traversent le terrain pour échapper à des tueurs armés, c’est toute l’audience qui rit et applaudi.

Une séquence décrit parfaitement ce grand écart. Cachés dans les champs de blé balottés par le vent, les deux héros tentent d’échapper aux tueurs de Mary Ann. Au loin une moissonneuse-batteuse rouge. Composition magnifique, la séquence se prête à la contemplation jusqu’à ce que la moissonneuse se transforme en prédateur qui cherche à avaler les protagonistes dans une autre séquence au ton légèrement surréaliste.
C’est aussi un désir de consommer sans fin, et quelle que soit l’horreur des méthodes de production, qui est montré du doigt, ce que dit à ce titre un plan de la séquence de la moissonneuse-batteuse. Pour sauver son patron Devlin de la moissonneuse, son chauffeur – au volant d’une voiture – percute le devant la moissonneuse. Celle-ci, bien qu’abîmée, continue de faire tourner sa barre de coupe et avale tant bien que mal la voiture coincée dans ses lames, déchire le capot, mastique l’habitacle et recrache de l’autre côté ce qu’elle a digéré en cube : de la paille et des morceaux du moteur. La séquence renvoie à celle de la rencontre entre Devlin et Mary Ann : assis à un banquet, ce dernier mange sans s’arrêter. Devlin, qui attend qu’il se redresse, lui dit froidement : « Tu manges des tripes/you eat guts. » Mary Ann lui fait un clin d’œil et répond : « Je les adore ». Avec la séquence d’ouverture sur les saucisses faites à la viande humaine, c’est toute la nourriture dans le film qui apparaît suspicieuse. Et avec, tout le système de production industriel, celui qui permet de faire manger de l’humain à l’humain. Ce « Je les adore » et le clin d’œil, c'est le sourire méphistophélique de notre hyperconsommation capitaliste.

Le film, édité par Carlotta, bénéficie d’un transfert resplendissant issu d’un master HD. Les couleurs technicolor sont vives et respectent la beauté du film. En bonus, la bande-annonce US et une conversation entre Jean-Pierre Dionnet et Frédéric Schoendoerffer.

Disponible en DVD le 7 septembre 2011

mardi 5 octobre 2010

[Chronique DVD] Le Monde sur le fil (Welt Am Draht) de R. W. Fassbinder


Le Monde sur le fil est un téléfilm en deux parties réalisé par Fassbinder en 1973 pour WDR. Adapté d'un roman de Daniel Galouye, Simulacron 3, le téléfilm raconte l'histoire du professeur Stiller, qui reprend la place du Professeur Vollmer à l'Institut de recherche en en cybernétique et futurologie, après la mort soudaine de ce dernier. Celui-ci est mort d'avoir découvert un secret terrifiant en lien avec son métier. En effet, Vollmer était le directeur du projet Simulacron : Une réalité virtuelle composée d'environ 9000 "unités identitaires", de faux êtres humains qui ne savent pas qu'ils sont des "simulacres". Seul l'un d'entre a percé le secret, une unité identitaire qui a découvert l'envers du décor, ce qui le rend très faible, voire mourant. Une très belle idée.

Miroirs
Le Monde sur le fil préfigure une pléthore de films contemporains, et beaucoup lui sont redevables, en premier lieu Matrix qui lui emprunte toute sa structure et thématique, y compris des petits détails comme le fait que pour retourner dans le vrai monde alors qu'il est dans le monde virtuel, le héros utilise un téléphone, ou encore que pour que le système fonctionne, il faut un "élu", ici une unité qui sache la vérité (Einstein contre l'Oracle). Contrairement à l'ingéniosité et à l'innovation technique dont fait preuve Matrix pour dire la superficialité du monde, Fassbinder, lui, avait opté pour des choix très simples, comme l'utilisation réccurente de miroirs, reflets, vitres plus ou moins translucides, où l'original se perd dans son double, au point que le spectateur ne sait plus où se situe le personnage (est-ce son reflet dans le miroir que cadre la caméra, ou bien est-ce lui à travers une vitre ?). Car la caméra elle-même est perdue dans des dédales de miroitements, de retournements et de panoramiques à 360°, comme si elle cherchait.
Les personnages eux sont coupés par les cadres, et les recadrages dans l'image, au point d'être éparpillés, dédoublés, décapités. Les cuts eux-mêmes sont des troubles de l'espace-temps intériorisés dans le film comme des bugs de l'ordinateurs (voir les raccourcis des séquences en voiture).

La course
Le problème du héros du film, Stiller, c'est qu'il semble pris entre les deux mondes: à la fois ici, à la fois là-bas, ou encore finalement nulle part. Il voit dans le monde réel des personnages qui disparaissent d'un coup, et que personne ne semble connaître, personnages qu'il retrouve plus tard dans le monde virtuel. L'un contamine l'autre (ce que disent les miroirs), l'autre contamine l'un. Mais sans doute la vraie différence avec Matrix, c'est qu'au final, rien n'est sûr (qu'est-ce que la réalité?), et puis qu'est-ce que cela change semble nous dire Fasbinder ? Car Stiller est dans sa dépense énergétique dans sa course à la vérité déjà très vivant et très humain, à voir la façon don il court, s'agitte, fume clope sur clope (même si ce sont des idées de cigarettes) et ne tient pas en place.

Le DVD édité par Carlotta est une belle édition, où l'on retrouve le film découpé en deux parties, respectant sa diffusion (la première partie se terminant sur un climax terrifiant digne de La Quatrième dimension). C'est une œuvre assez rare que nous offre l'éditeur, avec en bonus un long documentaire mettant en scène Juliane Lorenz, qui a produit la restauration du film, avec différents protagonistes du film, un livret et une galerie photo.
Disponible en DVD et Blu-Ray le 6 octobre 2010

mercredi 21 juillet 2010

Lost : chuchotements, revenants et spectateurs

« Dying sucks ! »
Chuchotement entendu à la fin de Abandoned, sixième épisode de la saison 2.


Extrait original:


Extrait modifié:


Attention : l'article contient quelques spoilers

Dans Lost, il y a des chuchotements. Whispers en V.O. Le spectateur les a entendus sans forcément y prêter attention, par exemple quand les héros s’enfoncent dans la jungle de l’île, quand le « nuage noir » apparaît et plus simplement quand un événement important va se dérouler. Au départ, donc, un détail insignifiant, ces bruits infimes dont l’utilité semble seulement de donner une atmosphère inquiétante (c’est un effet utilisé et réutilisé dans le cinéma d’horreur depuis longtemps). Mais certains se sont amusés à enregistrer ces sons et à les tripatouiller dans tous les sens, afin justement, de leur donner sens. Et ils trouvèrent. En passant les séquences à l’envers, à différentes vitesses (plus ou moins rapidement ou lentement), ces chuchotements disent des choses. Ces voix, on découvre que ce sont celles des fantômes de ceux morts sur l’île et qui n’ont pas pu « passer » (move on). Ils sont prisonniers de l’île, comme le devient par exemple Michael. Et, ces chuchotements, qui passent d’un canal à l’autre sur l’enceinte 5.1 du spectateur, ne sont eux-mêmes que des témoignages de spectateurs, impuissants. Mise en abîme terrifiante, ces revenants n’ont désormais aucune possibilité d’action, ou si peu.
Comme ceux du spectateur devant sa télé qui plein d’empathie et d’identification pour les héros demande au personnage d’agir ou de fuir, la quasi-totalité des chuchotements sont des dialogues entre les fantômes, commentant les événements, voulant que tel ou tel personnage fasse ceci ou cela. Mais les vœux restent pieux, car les héros ne les entendent pas. Spectateurs pour l’éternité, en tout cas un bon moment, ils nous renvoient à un purgatoire qui est donc celui du téléspectateur. Car ces fantômes semblent totalement passionnés par ce qui arrive aux survivants du vol Oceanic 815. Parfois, à lire les transcriptions, on devine l’incroyable économie souterraine du monde des morts, grouillante, derrière le monde des vivants, pleine de passions, et qui semble s’évertuer à vouloir faire avancer, et ou arrêter l’action, intervenir, mais en vain, coincés derrière un autre "quatrième" mur pour reprendre une métaphore issue du théâtre. Il ne reste que des bribes de dialogues, qui témoignent de leur être au monde, un écho au loin qui dit la distance irrémédiable entre morts et vivants. Ce sont des êtres invisibles, pleinement conscients de leur incapacité à agir sur le monde. Tout ce qu’ils peuvent, c’est chuchoter au loin vers les héros. Ce qui est très cohérent, c'est que la hantise est au cœur du dispositif télévisuel même, en ce qu’il faut triturer la matière audiovisuelle pour retrouver ces mots, cachés au fin fond du signal électronique, car la hantise, c’est la persistance dans la matière de quelque chose qui ne devrait plus être là (comme le château hanté où le fantôme habite les murs).


Le deuil est le sujet principal de la série. Que ce soit de manière littérale (la mort du père de Jack, ou des parents de Sawyer, celle de Libby, Charlie, Juliette ou de plein d’autres) ou plus « philosophique » (« Whatever happened, happened » : ce qui est fait est fait, véritable leitmotiv de la série). La présence diffuse de ces fantômes (dans lesquels on trouve la voix du père de Jack, Michael, et peut-être, dans l’extrait plus haut, celle de Boone) est une démonstration esthétique de cette formule. Le passé, les morts, soit les erreurs du passé (s’ils sont morts, c’est que l’on a échoué à les sauver) hantent l’île, et se rappellent comme ils peuvent au bon souvenir des survivants. Il faut faire avec. C’est ce que dit Daniel Faraday à propos des voyages dans le temps. Rien de ce qui est fait ne peut être changé. Et les revenants, c’est toujours un peu de refoulé qui fait retour.

kc

Transcription du dialogue des chuchotements plus haut
:
source: http://lostwhispering.blogspot.com/2006/06/shannon-sayid-in-jungle_08.html
Combined Transcripts By 'Penyours' & 'RVTurnage


– Relax dude
– She likes the guy
– She’s coming

– I don't know if I can run, but I can (or can't) yell

– Shannon sighs
(Scream)

– Dying sucks

– Hurry up
– Shh [Walt]



Pour ceux que cela intéresse, d'autres transcriptions des chuchotements sont lisibles ici :
http://lostpedia.wikia.com/wiki/Whisper_transcripts
http://lostwhispering.blogspot.com/
http://forum.thefuselage.com/showthread.php?t=55358

D'autres échantillons audios, manipulés pour que l’on entende les revenants sont écoutables ici : http://lostwhispering.blogspot.com/

samedi 17 avril 2010

[Chronique DVD] Casanegra (2009, Nour-Eddine Lakhmari)


Casanegra est un "buddy movie" à l'américaine qui prend place dans la ville de Casablanca. Le film commence par l'image de deux hommes qui fuient le fond de l'image, poursuivis par des policiers. C'est Adil et Karim dont le film raconte l'histoire que l'on prend en cours, histoire qui prend la forme d'un long flashback. Adil et Karim, deux paumés représentatifs d'une jeunesse sans avenir, comme l'annonce un plan au début du film où Karim passe derrière un panneau "Défense de jeter les ordures", le fil conducteur du film. Tandis que Karim deale des cigarettes au black en essayant de maintenir une certaine classe de dandy (costard noir, cravate dénoué, clope au bec comme si sorti d'Ocean's Eleven) dans cette ville morte, Adil se maintient en vie grâce à un rêve de carte postale, représentant une idyllique ville suédoise, Malmö, promesse de bonheur. L'un veut tenir, l'autre veut fuir. Adil et Karim se mettent à chercher des combines plus rentables pour s'en sortir, et fréquentent un cercle fait de personnages improbables qui les entraîne dans un engrenage infernal.

L'absence de perspective, thématique centrale du film, se retrouve dans le film par de nombreux plans des deux héros filmés en contre-plongées, entourés par les immeubles assez hauts de Casablanca, qui provoquent une sensation d'étouffement. La rue est un long corridor dont ils ne peuvent s'échapper. Si l'espoir réside dans la fuite rêvée mais impossible en Suède, les personnages font du surplace et le film prend la forme d'une déambulation, souvent nocturne, dans une ville fantôme dont les habitants logent dans les coins, dans les poubelles, laissant les grands boulevards déserts. Les personnages tournent en rond, entre ennui et combine. On pense évidemment à Scorsese, notamment Mean Streets, sauf qu'au lieu de voir dans la ville une possibilité d'ascension sociale, même si c'est par la violence et le délit, c'est-à-dire par le potentiel qu'offre une ville chez Scorsese (et d'autres), trop puissante, trop énergique, dévorante (c'est le pacte faustien que signe le héros avec la ville) et que l'on ne peut dompter, ici la ville est dévitalisée, sans qualités, sans potentialités. Au final, la seule possibilité est de changer de rêve quand on s'aperçoit que le premier n'est pas réalisable car les héros ne peuvent même pas, à l'inverse des films de Scorsese, se brûler les ailes dans une réussite incontrôlable, mais seulement stagner sur place et attendre... rien.

Le film n'évite pas certains poncifs qui virent à la caricature (les Français notamment où encore Zrirek, le Joe Pesci marocain, jouer Joe Pesci après Pesci, c'est dur) mais transpire ici et là des séquences improbables : le rêve d'Adil qui surgit au coin de la rue, la journée de travail de Karim, véritable descente aux Enfers, une séquence en montage alterné qui montre la tristesse de chaque personnage au même moment, la séquence du karaoké ou plus simplement des vues de Casablanca, délabrée, vide, jusqu'à ce que l'on aperçoive les dormeurs dans les détritus. Certes la parabole est simple (le champ/contrechamp entre d'un côté Karim et son père et de l'autre le camion-poubelle), mais la récurrence et l'impression qui résulte des séquences où les personnages trouvent du réconfort dans les recoins, nouveaux lieux de vie en fait, ainsi que le rythme général assez lent malgré des séquences nerveuses, créént par moment une sensation de fantastique (où sont les autres hommes ?) qui vient combler l'ennui du réel, autrement dit le désespoir.

Image et son : le film bénéficie d'un beau transfert, qui rend hommage à la belle photo du film. Notons que l'éditeur a pris soin de sous-titrer certains panneaux d'affichage et tags qui permettent d'appréhender le rapport individus/détritus qui transpire de la ville. La bande-son est claire est profonde, il suffit d'écouter la séquence dans la boîte de nuit pour s'en convaincre.

Bonus : Un making of promotionnel, un clip musical et une bande-annonce. Le making of, lui aussi calqué sur une forme américaine, reste à un niveau promotionnel et assez vide, mais surgit ici et là des références explicites intéressantes (Fritz Lang) et implicites (on est pas surpris de voir un bref passage du film dans ce making of monté avec la musique de Collatéral). Dommage que le montage de la B.A. laisse penser que l'on va avoir à faire à une production Europa Corps. Le film mérite mieux que ça.


Casanegra. Dvd édité par Bodega Films
Sortie le 07 avril 2010
kc